Abstract
Au Maroc, si la contestation menée par le Hirak du Rif (2016-2017) a fini par être étouffée par l’État du fait de l’ampleur de la campagne de répression, les différentes tentatives menées pour stopper le mouvement ont d’abord contribué à alimenter la dynamique protestataire. Notre argument principal est que, si les activistes du mouvement ont recouru initialement (et principalement) aux modes d’action protestataires les plus routiniers (tels que les manifestations dont les heures et lieux étaient publiquement annoncés à l’avance), ils ont progressivement innové tactiquement (à travers, par exemple, des manifestations surprises dites chen-ten et des concerts de casseroles), investi de nouveaux lieux de protestation (comme les différents quartiers de la ville d’Al Hoceima et les plages) et favorisé l’implication de profils manifestants hétérogènes (dont beaucoup sont jeunes et/ou ont un rapport distant à l’égard de l’espace militant). Ces processus ont favorisé la continuité du mouvement et lui ont donné un caractère disruptif. La mobilisation s’est appuyée sur des réseaux informels de proximité, les solidarités du quotidien et des dispositifs de représentation du groupe comme le serment (al-qasam). Les protestataires se sont sentis mutuellement obligés de poursuivre la contestation malgré les risques, ce qui a rendu difficiles les « retours en arrière ». Notre article se centre sur les activistes de la ville d’Al Hoceima, qui était l’épicentre de la contestation. Il s’appuie sur différentes sources (entretiens semi-directifs, observations, corpus de vidéos, traces numériques et presse électronique) collectées dans le cadre d’une recherche doctorale en cours. Les entretiens ont été conduits à Al Hoceima et dans différentes villes européennes où une partie des activistes se sont réfugiés (tandis que d’autres ont été menés en ligne). Pour appuyer empiriquement notre propos, nous avons sélectionné un certain nombre de séquences protestataires qui nous sont apparues comme autant de moments de bifurcation. Dans un premier temps, nous revenons sur les conditions d’émergence d’un mouvement qui rejette résolument la présence de tout type d’organisation militante, qu’elle soit partisane, syndicale ou associative. Lors des premiers mois (octobre 2016-février 2017), les modes d’action sont plutôt routiniers (sit-in et marches dont les heures et lieux sont annoncés à l’avance, grèves). Mais, face au verrouillage des principales places publiques par les forces de l’ordre, nous verrons en deuxième partie que les activistes vont développer, à partir de fin février 2017, des « manifestations surprises » afin de contourner ce verrouillage sécuritaire et de réinvestir la rue. Ce mode d’action favorise une large participation populaire et insuffle un nouvel élan protestataire puisque les activistes se voient questionnés quotidiennement par les habitants sur la date de la prochaine manifestation, les poussant ainsi à investir la rue fréquemment. Dans un troisième temps, nous verrons que les tentatives de court-circuitage et de délégitimation du mouvement opérées par le wali de la région et les élus locaux génèrent l’effet inverse : ces tentatives contribuent à la diffusion spatiale de la contestation puisque les activistes se mettent à organiser des rassemblements dans tous les quartiers de la ville et sur plusieurs jours, produisant ainsi une émulation collective et faisant du Hirak une réalité vécue au quotidien. Enfin, en mai 2017, lorsque l’option des arrestations de masse est activée, celles-ci ciblent les meneurs. Toutefois, la contestation se poursuit lors des semaines suivantes, à travers des rassemblements nocturnes dans les quartiers, des concerts de casseroles, ou encore des marches (dont certaines sur les plages), grâce aux activistes insérés dans les réseaux de mobilisation du mouvement qui n’ont pas (encore) été détenus. Ces derniers poursuivent l’engagement malgré les risques devenus plus élevés, car ils développent ou renforcent progressivement une très forte appétence pour la protestation de rue, en s’investissant dans différentes actions tout au long de la dynamique protestataire (manifestations surprises ou encore rassemblements de quartiers). La division du travail militant à l’œuvre dans le Hirak, plus horizontale et plus lâche par comparaison avec les organisations militantes traditionnelles, favorise la reconfiguration du mouvement en matière de modes, lieux et profils de la protestation, ce qui lui permet de s’inscrire dans la durée.