Plaider la « bonne gouvernance sécuritaire » au Maroc : Domestiquer les savoirs de réforme en régime de contrainte consensuelle

Author:

Lizzola Irene

Abstract

Dès la clôture des travaux de l’Instance équité et réconciliation (IER) en 2006, l’établissement d’une « bonne gouvernance sécuritaire » s’érige à leitmotiv des velléités de réforme des institutions sécuritaires. Lors de ce moment charnière, le régime marocain a ouvert à l’externalisation de la production des savoirs de réforme touchant au sécuritaire, par le biais de l’association progressive d’ONG et d’acteurs transnationaux à l’élaboration des politiques publiques en la matière. Si, d’un côté, ce lexique réformiste promeut l’engagement dépolitisé des acteurs et la construction institutionnelle d’une apparence libérale, de l’autre, il constitue un outil dans les mains d’ONG professionnalisées et internationalisées, qui leur permet de garder ouverte la discussion avec les autorités autour de l’enjeu sécuritaire. Le régime, en quête de relégitimation, endosse le discours de la co-production des politiques publiques, à garantir par l’implication de la « société civile ». D’une part, la confrontation entre les acteurs repose sur un consensus qui se traduit par l’alignement commun sur le traitement légaliste et managérial de la réforme du sécuritaire. D’autre part, ce consensus apparait comme étant contraint, au niveau du seuil de critique toléré par les institutions sécuritaires. Ainsi, la confrontation entre les parties s’inscrit dans un régime de contrainte consensuelle. Dans ce registre, le consensus se construit autour de l’obligation réciproque à la validation d’un discours réformiste légaliste et gestionnaire, fortement internationalisé et déconflictualisant les enjeux, qui fédère les parties, ainsi qu’à l’acceptation mutuelle des logiques qui accompagnent la sélectivité partenariale encadrant la participation des acteurs associatifs et transnationaux à la « co-production » de l’action publique. Ici, les différents acteurs jouent avec ces facteurs de contrainte, à partir du moment où chaque partie tire son bénéfice de la participation à la dynamique partenariale. Bien qu’encadrée, celle-ci permet aux acteurs associatifs, transnationaux et institutionnels de se légitimer mutuellement en tant que porteurs des bonnes recettes réformistes.Dans un premier temps, nous allons interroger la construction du discours réformiste relatif à la gestion du sécuritaire, en questionnant l’ancrage de ce dernier dans le vocabulaire de la transitologie. Ici, nous allons nous intéresser à la domestication du concept de « gouvernance sécuritaire », telle qu’elle a été élaborée par le Centre d’études en droits humains et démocratie (CEDHD), en guise d’intermédiaire et de « courtier » chargé de la mise en place du dialogue entre le DCAF (Geneva Center for Security Sector Governance) et les institutions sécuritaires marocaines.Dans un deuxième temps, l’intérêt sera porté pour la mise en lumière du revers de la médaille de la rhétorique de la « co-construction » de la sécurité, prônée par les sécuritaires. Celle-ci s’accompagne de l’établissement de cadres contraints de participation, la sélectivité partenariale à l’œuvre ne permettant qu’une association partielle de la « société civile » souhaitant prendre part à l’action publique en matière sécuritaire. Enfin, nous allons considérer les pratiques de sensibilisation à la réforme de la gouvernance sécuritaire, en soulignant le caractère légaliste, gestionnaire et managérial des discours qui les justifient, et qui en encadrent les réalisations concrètes. Ici, le discours développementaliste, fortement néolibéralisé, s’impose comme la grammaire partagée permettant aux acteurs les plus professionnalisés, internationalisés, et les moins contestataires, de s’investir sur le terrain de l’action publique sécuritaire. Cet article s’appuie sur un travail de terrain réalisé au Maroc entre 2019 et 2022, pour une période discontinue de neuf mois, dans les villes de Rabat et Casablanca, conduit à la fois aux sièges des associations étudiées (CEDHD, FVJ, Institut Prometheus), via la réalisation d’entretiens semi-directifs avec leurs membres fondateur·ices (dont quatre sont mobilisés dans cet article) et la consultation de leurs archives et publications (rapports, études, enquêtes), et, par le biais d’observations non participantes, dans le cadre d’activités (conférences de presse, séminaires), organisées par celles-ci, en partenariat avec les acteurs institutionnels et le DCAF. Le terrain sur place a été complété par des enquêtes ponctuelles menées à distance, notamment en période de crise sanitaire, due à la pandémie de Covid-19 (de mars 2020 à août 2021), qui ont permis la réalisation d’entretiens semi-directifs, la collecte de sources écrites (littérature grise produite par les ONG et leurs partenaires) et le suivi d’activités (conférences, séminaires), diffusées sur les réseaux sociaux des associations. Ces différents matériaux empiriques font l’objet d’une analyse qualitative qui combine l’étude du discours des acteurs, de leurs trajectoires et de leurs pratiques d’engagement (le partenariat, l’enquête associative, la formation, etc.). L’analyse proposée interroge ainsi la construction du dialogue « consensuel », ainsi que les contraintes qui le structurent, entre les acteurs impliqués dans la mise en circulation des savoirs de réforme relatifs à la gouvernance sécuritaire.

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