Abstract
Le 30 janvier 1887, avenue Victor Hugo à Paris, le général Chen Jitong, attaché militaire de la légation chinoise en France, refuse la main que lui tend l’étameur Ferdinand Laporte, qui l’injurie alors. Le procès qui s’ensuit pour injures publiques met au jour, derrière cette affaire anecdotique, un mauvais tour alors répandu à Paris, résumé par le chroniqueur judiciaire qui, sous le pseudonyme d’Argus, rend compte de l’affaire dans les colonnes du Figaro : « Il paraît que c’est une espèce de sport, parmi les loustics des faubourgs extérieurs, d’accoster les Chinois dans la rue et de leur tendre la main en les tutoyant avec une aimable familiarité. » Faire l’histoire de cette plaisanterie devenue incompréhensible impose d’entremêler trois histoires de mains. Celle, déjà, des imaginaires qui se greffent à partir du xviii e siècle sur le décalage des gestes de politesse chinois et occidentaux et constituent les salutations chinoises en antipodes mêmes de la poignée de main occidentale et égalitariste. Celle, ensuite, de l’attention continuelle que doivent prêter à leurs mains, dans la Chine du xix e siècle, diplomates et missionnaires pour les plier aux règles des bienséances chinoises et éviter le type de faux pas que recherche, précisément, Ferdinand Laporte. Celle, enfin, de la progressive familiarisation avec la structure des interactions sino-occidentales de franges entières de la population chinoise qui, tel Chen Jitong, apprennent entre autres, au fil du xix e siècle, à maîtriser la poignée de main. Ces trois histoires entremêlées jettent un éclairage original sur le statut à conférer aux interactions ordinaires dans l’histoire des relations sino-occidentales, et sur les différentes temporalités qui viennent se nouer dans une banale poignée de main.